Temps de trajet domicile – travail : dernières évolutions jurisprudentielles
Le trajet domicile-lieu de travail est-il un temps de travail effectif ou un simple temps de trajet et, en conséquence, quel traitement salarial y apporter ?
La jurisprudence évolue tout particulièrement sur le cas des salariés itinérants.
Jusqu’à récemment, la Cour de cassation considérait que le temps de déplacement domicile-lieu d'exécution du travail n’est pas un temps de travail effectif et par conséquent, ne donnant pas lieu à paiement d’un salaire. Cette position était appuyée par l’article L.3121-4 du code du travail qui prévoit :
- De déterminer un « temps de trajet normal ou habituel » de référence,
- Et en cas de dépassement, une contrepartie financière ou en repos, par accord collectif ou à défaut, unilatéralement par l’employeur après consultation du CSE (Comité Social et Économique).
Mais s’agissant du droit européen, un toute autre position a été adoptée.
La CJUE (Cour de justice de l’Union européenne), sur question préjudicielle, a considéré que l’article 2 point 1 de la directive 2003/88 relative à la durée du travail, devait être interprété dans le sens où, s’agissant des salariés itinérants, n’ayant pas de lieu de travail fixe, leurs déplacements constituaient du temps de travail effectif.
De plus, la CJUE définit le temps de travail comme le “temps de déplacement que ces travailleurs consacrent aux déplacements quotidiens entre leur domicile et les sites du premier et du dernier client désigné par leur employeur”. Ainsi, les salariés itinérants sont ceux dont l’activité professionnelle nécessite de nombreux déplacements afin d’être exercée pleinement. La CJUE précise également que la rémunération des salariés itinérants ne relève pas de la directive de 2003 mais du droit national. (CJUE 10 septembre 2015, aff n°C-266/14, §48)
La jurisprudence française a dans un premier temps été en opposition.
Dans une espèce jugée en 2018, un salarié itinérant estimait que le trajet séparant son domicile et les sites du premier et du dernier client constituaient du temps de travail effectif. L’employeur a contesté les arguments avancés par le salarié, mettant en avant une compensation financière des temps de déplacement (à savoir un forfait de 16 heures hebdomadaires).
La Cour de cassation n’a pas accueilli la thèse du salarié, considérant qu’en cas de dépassement du temps habituel de trajet, le déplacement pouvait être « compensé », en application de l’article L. 3121-4 du code du travail précité.
Cette solution de la Cour de cassation était en contradiction avec la jurisprudence européenne. (Cour de cassation, Chambre sociale, 30 mai 2018, n°16-20634 FPPB)
Mais elle a fait évoluer sa position aux termes de deux récentes décisions.
Dans l’une de ces décisions, le véhicule du salarié itinérant faisait office de bureau, sa voiture était dotée d’un kit mains libres afin d’exercer ses fonctions commerciales. Dans le cadre d’un contentieux, ce salarié a reproché à son employeur de ne pas rémunérer le déplacement entre son domicile et les sites du premier et du dernier client. De plus, selon le salarié, ces déplacements avaient généré des heures supplémentaires, dont il demandait le rappel.
La Haute juridiction a été amenée à se positionner sur la question suivante : le temps de trajet d’un salarié itinérant séparant son domicile à son premier client puis à son dernier client doit-il être pris en compte dans le paiement du rappel de salaire ainsi que dans le décompte des heures supplémentaires ?
Au sens de l’article L.3121-1 du Code du travail, le temps de travail effectif se définit comme étant le temps pendant lequel le salarié est à la disposition de l’employeur et se conforme à ses directives sans pouvoir vaquer librement à des occupations personnelles.
Dans cet arrêt, la Cour de cassation a procédé à un véritable revirement jurisprudentiel en tenant compte du droit de l’Union européenne. La Haute juridiction a considéré que lorsqu’un salarié itinérant se tient à la disposition de l’employeur et qu’il doit se conformer à ses directives sans pouvoir vaquer à des occupations personnelles, le temps de trajet doit être pris en compte comme du travail effectif et par conséquent, rémunéré intégralement, incluant le cas échéant le traitement d’heures supplémentaires.
Ainsi, lorsque les temps de déplacement effectués par un professionnel entre son domicile et les sites des premier et dernier clients répondent à la définition du temps de travail effectif, ils ne relèvent pas du champ d’application de l’article 3121-4 du Code du travail qui prévoit une simple contrepartie financière ou en repos, négociée ou unilatéralement fixée par l’employeur. (Cour de cassation, Chambre sociale, 23 novembre 2022, n°20-21924 FPBR)
La Cour de cassation vient de confirmer son alignement sur le droit européen par un arrêt du 1er mars 2023.
En l’espèce, le salarié, technicien de maintenance de machines et d’équipements mécaniques, a saisi la juridiction prud’homale afin que l’intégralité de ses temps de trajet entre son domicile et ses différents lieux d’intervention soit reconnu comme étant du temps de travail effectif.
La Cour d’appel a rejeté la thèse du salarié estimant qu’il bénéficiait d’une autonomie :
- 90 % des activités sont des opérations de maintenance avec un véhicule de service, incluant le transport des pièces détachées commandées par les clients ;
- le planning prévisionnel des opérations est organisé plusieurs semaines à l'avance et, s’agissant des opérations de maintenance, le salarié est informé à la dernière minute par téléphone afin de vérifier sa disponibilité.
La Cour d’appel a déduit de ce constat d’autonomie que le salarié n’était pas à la disposition permanente de l’employeur, et donc pas en temps de travail effectif.
La Cour de cassation a censuré ce raisonnement estimant que les conditions d’exécution des tâches - notamment le planning, l’usage d’un véhicule de service, le transport de pièces commandées par les clients - permettaient de supposer que les temps de trajets étaient du temps de travail effectif.
La Cour introduit ici une nuance importante : l’autonomie d’un salarié n’exclut pas qu’il soit considéré comme étant à la disposition de l’employeur, sans pouvoir vaquer à ses occupations personnelles…donc en temps de travail effectif !
Elle confirme en tous cas son alignement sur la jurisprudence européenne en matière de traitement des temps de trajet qui impose de rechercher si les conditions d’exécution concrètes du trajet constituent du temps de travail effectif, au sens de l’article L. 3121-1 du code du travail. (Cour de cassation, Chambre sociale, 1er mars 2023, n°21-12068 FB)